Vous connaissez sans doute la belle et humble prière de saint Augustin : « Seigneur, donne ce que tu demandes. » C’est une formule pleine de sagesse théologique et d’expérience spirituelle. En effet, devant les défis de la vie et devant les exigences de l’évangile, nous oscillons habituellement entre deux attitudes contraires : tantôt nous tombons dans la présomption (« vous allez voir ce que vous allez voir, je vais y arriver, pas de problème ») tantôt nous tombons dans le découragement (« c’est au-dessus de mes forces, je n’y arriverai jamais »). Mais nous savons que les contraires se rejoignent. Dans un cas comme dans l’autre, nous ne comptons que sur nos propres forces. Nous vivons selon une morale de l’effort, voire de l’héroïsme, qui peut être séduisante, mais qui à la longue est épuisante et même désespérante. C’est en fait une hérésie, non pas de la pensée mais de l’action, et cela s’appelle le pélagianisme. C’est comme si Dieu était spectateur de notre vie, étranger à nos combats, nos décisions, nos engagements. Saint Paul dit au contraire que c’est l’agir de Dieu qui produit en nous le vouloir et l’agir (Lettre aux Philippiens 2,13). Cela ne signifie pas que nous n’avons rien à faire, ou même rien à souffrir. Mais nous apprenons à demeurer en lui comme il demeure en nous (Jean 15,4). Nous ne sommes plus dans l’extériorité de la Loi à observer ou de l’Idéal à atteindre, nous sommes dans l’intériorité d’un appel qui habite notre cœur, et qui éveille notre plus vrai et notre plus profond désir, en même temps qu’il nous le révèle.

Il en est ainsi de l’amour humain révélé, magnifié et sanctifié par la Parole de Dieu et par sa grâce. Le mariage est une véritable « invention » conjointe de l’homme et de la femme et de Dieu. Eux seuls peuvent dire « je t’aime » en employant ce présent absolu qui n’est pas une constatation mais une attestation. Un amour qui n’est pas seulement actuel et factuel (comme on dit faire l’amour), mais qui est alliance et promesse, dans l’ordre de l’être ; un amour à l’image de Dieu, qui est, qui était et qui vient. C’est seulement dans le monde des hommes que l’on donne son corps en donnant sa parole. Voilà ce qu’une société aveugle ou du moins frappée de myopie devient incapable de voir ; le mariage est vu de plus en plus comme un arrangement parmi d’autres possibles de la relation amoureuse ; il ne dure qu’aussi longtemps que durent le plaisir ou l’intérêt d’être ensemble ; c’est un contrat révisable ; qu’est-ce qui le distingue du pacs « amélioré », sinon que sa dissolution relève encore d’une décision de justice (pour le moment, car cela même est discuté) ?

Non, l’indissolubilité du mariage n’est pas une règle imposée par l’Église, elle n’est pas non plus une simple tradition culturelle. Elle est inscrite dans le don que les époux font d’eux-mêmes, car sans ce caractère irrévocable de la donation ils ne feraient que se prêter. Le cœur épris le sait bien. « Ne me quitte pas » n’est pas seulement la chanson d’un poète ; c’est la prière, secrète sans doute, peut-être même inconsciente, de quiconque donne sa foi. Plus encore que cette prière, il y a dans l’amour nuptial cette promesse : je ne te quitterai pas, « jamais je ne t’oublierai. » Ainsi s’épousent-ils. Pour le meilleur et pour le pire. Ils deviennent l’un pour l’autre un don et un appel. Cet appel de l’autre, appel de l’amour, appel à aimer, est pour le croyant un appel de Dieu. Et cet appel est lui-même un don, dans la mesure où il me détache de moi-même, me met en mouvement, m’ouvre le cœur. Inversement, le don d’aimer et d’être aimé est un don de Dieu, car l’amour de Dieu a été versé dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné (Lettre aux Romains 5,5). Et ce don à son tour devient un appel, car on n’a jamais fini d’aimer. Aimer est à proprement parler infini.

Les épousés sont donc inséparables. Et pourtant il arrive qu’ils se séparent. Parfois à la suite d’un éloignement progressif, dont ils ne se sont même pas rendu compte, d’autres fois à cause d’une situation fausse qui s’est instaurée de façon irrémédiable, ou encore à l’occasion d’une cassure brutale. Que reste-t-il, quand il ne reste plus rien ? L’appel demeure. Tu es responsable de ce que tu as apprivoisé, dit le renard au petit Prince. L’autre peut partir à l’autre bout du monde, de ton monde, être très loin géographiquement, psychologiquement, spirituellement, il ne sera jamais dans un lieu totalement étranger ou inaccessible à l’amour miséricordieux du cœur du Christ, et donc du tien, si tu communies un tant soit peu à l’amour du Seigneur. L’appel qui demeure, dans la grâce du mariage sacramentel, c’est en particulier que tu sois toi-même un appel du Seigneur pour l’autre, de plus en plus, avec beaucoup de tact, au moins dans le secret de la prière, mais aussi par des voies imprévisibles que l’Esprit te fait découvrir.

Et le don, est-ce qu’il demeure ? L’autre, dont tu dis peut-être qu’il n’est pas un cadeau, est-il encore un don de Dieu ? Ou Dieu se repend-il de ses dons ? Osons cet acte de foi : les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance (Lettre aux Romains 11,29). Paul dit cela à propos de ses frères juifs, qui n’ont pas accueilli l’Évangile ; cela n’a pas de rapport direct avec notre sujet ; cependant il s’agit, là aussi, d’une sorte de divorce… Je veux croire qu’à travers le frère séparé, Dieu continue de te dire et de te donner quelque chose, mystérieusement, douloureusement, et parfois étonnamment. Car il est fidèle, celui qui vous a appelés (1° lettre aux Corinthiens 1,9 ; 1° lettre aux Thessaloniciens 5,24). Et toi ? que peux-tu donner de la part du Seigneur à celui qui n’attend plus rien de toi, et qui peut-être refuse d’avance toute parole, tout geste ? Frères et sœurs bien aimés, ce que vous donnez, c’est précisément votre fidélité, votre solitude, votre attente, vaine aux yeux du monde mais précieuse et pleine de sens aux yeux de Dieu ; c’est-à-dire encore votre amour ; c'est-à-dire finalement vous. N’est-ce pas cela même qui est la grâce et l’appel du mariage ?