« Pour moi, vivre c’est le Christ… » nous dit l’Apôtre Paul dans sa lettre aux Philippiens (1,21). D’emblée, il nous donne le cap pour avancer sur le chemin de la vie spirituelle. Paul est l’homme du Christ. Il définit son identité, « son moi » en référence au « Moi » du Christ avec qui il ne veut faire « qu’un ». Dans sa lettre aux Galates (2, 20), il osera exprimer clairement cette unité : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ».
Pour nous aider à mettre le Christ au centre de notre vie d’homme, de femme, à la manière de Paul, pour vivre en Lui et avec Lui dans l’ordinaire des jours, je voudrais rassembler dans ces lignes quelques réflexions autour de trois questions :
* Qu’est-ce qu’une vie spirituelle ?
* Quel en est le fondement ?
* Comment grandir dans le Christ ?
Qu’est-ce qu’une vie spirituelle ?
Volontairement, je dis « une vie spirituelle » et non pas « la vie spirituelle », parce que nous sommes tous et toutes des êtres uniques, capables de vivre une relation singulière, spécifique avec notre Dieu. Il peut donc y avoir autant de modèles de vie spirituelle que de personnes en quête de cette relation filiale avec le Père, le Fils et l’Esprit. La vie spirituelle d’Augustin n’est pas celle de Benoît, celle de François n’est pas celle d’Ignace, ni celle de Charles de Foucauld ou de Madeleine Delbrel. Mais chacune d’elle se réfère à l’unique Esprit, à l’unique « Souffle » qui nous entraîne dans l’intimité de ce Dieu trinitaire. Depuis notre baptême, nous sommes portés par ce Souffle de l’Esprit qui nous ouvre à la connaissance de notre Dieu sur les chemins de l’Evangile pour demeurer en Lui et vivre notre mission de baptisé là où nous sommes. Il s’agit donc de laisser advenir en soi l’Esprit qui « se joint à notre esprit » pour que nous puissions atteindre notre pleine liberté d’enfant de Dieu à la suite de Jésus de Nazareth dans l’Evangile. Tels sont peut-être le contenu et la finalité de toute vie spirituelle. Vivre pleinement l’Evangile au fil des jours, au fil des âges, avec nos doutes, nos fragilités, nos ruptures, nos questions. S’inscrire dans cette longue Tradition qui nous vient des Apôtres et qui se nourrit de la foi de l’Eglise toujours sous l’assistance de l’Esprit. Progressivement, nous apprenons à ordonner notre vie à la lumière de la Volonté de Dieu sans craindre de mener le combat contre tous les vents contraires : « je n’ai pas envie de prier, d’ailleurs je ne sais pas… », « je n’ai aucun goût pour la Parole de Dieu, elle ne me dit rien… », « le silence me fait peur et quand je tente de faire un peu oraison, je suis tout de suite ailleurs, dans mon passé ou dans un avenir que je rêve… », et surtout, « je n’ai pas beaucoup de temps, je suis débordé ». C’est peut-être là qu’il faudrait entendre la parole de Jésus à Marthe : « Tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire » (Lc 10,38-42) : écouter la Parole de Dieu, la garder et la mettre en pratique.
Quel en est le fondement ?
La réponse est toute simple. C’est le Christ lui-même, comme le disait l’Apôtre Paul. Le « Verbe tourné vers Dieu, qui était Dieu, s’est fait chair et est venu habiter parmi nous » (Jn 1,1-18). Toute vie spirituelle s’enracine en Celui qui a pris notre condition humaine, hormis le péché, pour la remplir de Sa Présence, la sanctifier, la sauver. L’Incarnation du Fils de Dieu, est le premier lieu de notre salut où la vie nous est donnée en abondance. Sur le fondement de notre seule liberté, nous ne pouvons réaliser notre salut. Avec Celui qui est venu nous rejoindre dans notre humanité, tout devient possible : Jésus est le Chemin, la Vérité, la Vie. Toute vie spirituelle s’inscrit sur ce chemin d’humanité de Jésus de Nazareth où, en se révélant Fils il nous révèle son Père et fait de chacun de nous ses frères en nous faisant entrer dans une véritable filiation divine. En Jésus, nous devenons fils du même Père.
Mais si le premier fondement de notre vie spirituelle se situe dans l’humanité du « Verbe fait chair », le second se situe aussi dans notre humanité, dans notre histoire. Une vie spirituelle ne peut se construire en dehors de ce que nous sommes, en dehors de ce que nous vivons. Notre histoire est unique, elle nous appartient, avec nos échecs, nos séparations, nos ruptures, avec nos réussites, nos fidélités, nos joies. Que nous soyons séparés, divorcés, mais toujours unis dans le sacrement de Mariage, que nous soyons consacrés par le sacrement de l’Ordre, donnés au Seigneur par nos vœux de religieux, nous construisons notre vie dans le Christ dans le réel de notre histoire d’homme et de femme, qui est toujours une histoire de grâce et de péché. Le père M-D. Chenu, dominicain, au temps du Concile, a su résumer en quelques mots la nécessaire incarnation de toute vie spirituelle : « le seul lieu de l’expérience de la rencontre de Dieu, c’est la vie humaine, les évènements de l’histoire ; la vie des gens, ce sont les mots par lesquels Dieu dit son histoire avec l’humanité… le lieu de Dieu, c’est le monde… la vraie mystique (la vraie vie spirituelle) est charnelle ». Elle consiste à parvenir à ce que l’on peut être avec ce que l’on est, sans rêver être autre mais en se réconciliant d’abord avec soi-même pour que l’Esprit du Seigneur mort et ressuscité puisse faire en nous, jour après jour, son travail de vie.
Comment grandir dans le Christ ?
Nous sommes, tous et toutes, des êtres « en devenir », en croissance. Semblable au grain de moutarde (Mt 13, 31-32), semblable au levain dans la pâte (Mt 13,33), notre vie dans le Christ, notre vie spirituelle, n’a jamais fini de grandir, de se déployer. C’est dès maintenant que nous accomplissons notre vocation d’homme, de femme, dans la rencontre de notre Dieu avant d’entrer dans la joie de l’éternel « face-à-face ». Le Cardinal Newman, maintenant bienheureux, après une forte maladie en 1816, se convertit et prit conscience d’une vérité qui ne le quittera jamais : « je concentrai toute ma pensée sur deux êtres, et deux êtres seulement dont l’évidence était absolue : moi-même et mon Créateur ». C’est à partir de cette conviction que Newman va construire toute sa vie spirituelle.
Elle peut être aussi la nôtre pour affirmer d’emblée que, sur le chemin de la vie spirituelle, nous avançons sur un chemin de ressemblance avec Celui qui est notre Créateur. Et pour nous laisser modeler comme l’argile entre les mains du potier, pour nous laisser ciseler comme la perle fine entre les doigts de l’orfèvre, nous avons besoin de nous en remettre totalement à ce Père qui nous aime et veut notre bonheur. Toute notre vie spirituelle est dans ce « lâcher prise dans le Seigneur », pour faire tomber nos résistances et nous laisser construire par Celui qui est venu nous donner sa vie en abondance. Me connaître, ordonner mes sentiments, me nourrir au quotidien du pain de la Parole de Dieu, goûter sa présence dans le silence de l’oraison, rencontrer mon Seigneur dans les sacrements de l’Eglise et sur le visage de mes frères les plus petits à la manière de Celui qui s’est fait serviteur… autant d’étapes incontournables pour avancer, patiemment, sur le chemin de la vie spirituelle. C’est un long parcours, parsemé d’embûches où le combat doit être mené avec rigueur et discernement, non pas seul, mais en acceptant de se laisser accompagner, guider, par quelqu’un en qui l’on a confiance.
Je voudrais clore ces lignes en revenant auprès de l’Apôtre Paul pour entendre ce qu’il nous dit sur cette route du Christ : « Il s’agit de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection, et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans sa mort, afin de parvenir, s’il est possible, à la résurrection d’entre les morts. Non que j’aie déjà obtenu tout cela ou que je sois devenu parfait ; mais je m’élance pour tâcher de le saisir, parce que j’ai été saisi moi-même par Jésus-Christ. Frères, je n’estime pas l’avoir saisi. Mais mon seul souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but, en vue du prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus Christ » (Ph 3, 10-15)
La vie spirituelle est une belle aventure « dans » et « avec » le Christ qui se joue au présent, inséparable de notre histoire passée mais toujours ouverte à l’avenir imprévisible de l’Esprit.