Extraits des enseignements donnés en Lorraine-Champagne-Ardennes par Bernard Leclercq, diacre et responsable de la Pastorale Familiale de Reims, inspiré de « Célébration de la paternité, Regards sur Joseph » (Albin Michel).
Etre père et mère, c’est assumer sans mesure ni répit ses responsabilités à l’égard de l’enfant : lui donner un nom, une place unique au sein de la famille, l’aimer sans conditions ni restrictions, le soigner, l’éduquer, lui léguer un héritage culturel et des valeurs, le conduire jusqu’à l’âge adulte puis continuer à veiller sur lui à distance, sans peser ni demander des comptes, sans exiger quoi que ce soit en compensation. C’est prendre le risque de n’être éventuellement pas « payé en retour ».
La communication avec quelqu’un d’autre ne peut être transcendante que comme un « beau risque à courir ». N’est‐ce pas déjà le cas dans le mariage... ? Dans ce « beau risque à courir » n’y a-t- il pas aussi la gratuité du sacrifice... ? Eh bien, la « beauté de cerisque », Joseph "le juste" (Mt 1, 19) l’a haussée jusqu’à la splendeur.
L’humble charpentier est de la lignée d’Abraham et de David, héritier de l’Alliance de Dieu avec Son peuple élu... Il n’en demeure pas moins un inconnu, un homme d’ombre et de silence.
Là où Abraham a consenti à sacrifier son fils par obéissance à Dieu, Joseph, lui, a consenti à se sacrifier d’emblée en tant que père charnel. L’oblation a lieu à lasource.
Elle est tout aussi extrême, douloureuse. Si le sacrifice réclamé à Abraham paraît monstrueux, celui exigé de Joseph semble "honteux" : il est bafoué dans sa confiance en sa fiancée, et il lui est demandé d’endosser une paternité où il n’a joué aucun rôle. Sans l’intervention de l’ange – une fois encore – Joseph n’aurait pas accepté.
Elle enfantera un fils, tu l’appelleras Jésus... « Dieu avec nous »... (Mt 1, 20-23). Joseph bascule du « petit » (sa fiancée est enceinte d’un inconnu) au sublime, une révélation éblouissante : l’enfant est le fruit du Souffle de Dieu, ce sera le sauveur de son peuple... ! Une prodigieuse fécondité... !
Joseph, père par procuration (père putatif) prend conscience de l’ampleur de la gravité, de la difficulté de la charge qui lui incombe. Sans dimensions éthique et spirituelle, c’est‐à‐dire sans un respect et un souci illimités pour l’autre, l’amour n’est qu’un leurre, une ivresse passagère qui peut se montrer destructrice... L’amour‐passion, par exemple, est une dramatique contrefaçon de l’amour...
Ce scandale inaugural, seul Joseph aura eu à en subir le choc, et seul – d’une radicale solitude – il aura eu à le surmonter ! Marie, elle, est associée charnellement au processus de l’engendrement du fils de Dieu ! L’aventure lui est tombée dessus, comme la folle annonce faite par l’ange à la jeune fille Marie. Les deux fiancés ont été tour à tour convoqués par surprise, saisis de stupeur, puis ensemble embarqués dans les remous de l’au‐delà confluant avec l’ici‐bas.
Il fallait quitter la conception habituelle de la paternité pour entrer dans une nouvelle paternité spirituelle, une ouverture infinie dans la relation à Dieu... ! Et par là Joseph annonce la profonde révolution que proposera Jésus sur le plan de la parenté : « Qui est ma mère et qui sont mes frères.... ? Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux ! » (Mt 12, 46‐50).
Joseph aurait pu maintenir sa décision de rompre ses fiançailles, même après la visite de l’ange, il aurait pu se dérober devant la démesure de sa mission. Il a relevé le défi, il a fait sienne une volonté qui le dépassait infiniment, il a fait sien un enfant venu d’ailleurs. Il n’a pas craint de prendre pour épouse une vierge au ventre‐tabernacle1. Et alors ont commencé les grandes tribulations de la paternité : sitôt marié, il se met en route pour Bethléem...
Joseph n’a d’autre berceau à offrir à "son" enfant qu’une mangeoire pour le bétail. La suprême nourriture spirituelle est soudain déposée dans une mangeoire à bestiaux... Trois décennies plus tard ce corps infiniment nourricier sera écartelé sur une croix et se transmuera en pure énergie dans les ténèbres d’un tombeau. Mais Joseph ignore le destin de ce nouveau‐né sur lequel il veille et, pas plus qu’il n’a été donné à Moïse de pénétrer dans la Terre Promise vers laquelle ilallait si longuement cheminer, il ne sera donné à Joseph d’assister à la mort et à la résurrection de Jésus ! Viennent alors les bergers, les mages qui se prosternent dans l’émerveillement.
Pour la deuxième fois l’ange apparaît en songe à Joseph : « Lève‐toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et fuis en Egypte » (Mt 2, 13). Et Joseph obéit, il ne répond que par des actes, il ne discute pas. Son corps est en perpétuel « me voici ! » comme Samuel et les prophètes, mais lui n’a pas besoin de le dire, il le fait ! Toujours il obéit, mais en homme libre, conscient de sa mission !
Une troisième fois l’ange va lui apparaître, toujours en songe, et lui réitérer son ordre de partir. Après la fuite, le retour (massacre despetits enfants de Bethléem...), puis Nazareth.
Jour après jour, il grandit en paternité. C’est Péguy qui nous parle du père de famille en nous disant qu’il n’y a qu’un aventurier au monde... et que les pires aventuriers ne courent aucun danger en comparaison de lui ; il est toujours exposé à tout, en plein, de front... il est de toute part engagé dans l’avenir du monde...
Etre parents, c’est toujours souffrir d’autres, se soucier d’eux, travailler d’un seul tenant à assurer leur quotidien et à préparer leur avenir, alors même que ces parents n’auront peut‐être pas accès à cet avenir, qu’ils seront morts avant, épuisés par la tâche, par le poids de l’âge, de la responsabilité et de l’amour. Comme Moïse, pasteur‐passeur de tout un peuple, mort au seuil de la Terre Promise qu’il ne fera qu’apercevoir du haut du mont Nebo...
A la place où Joseph aurait dû se tenir près de la croix se trouve Jean, le disciple !
Au tour de Marie d’accepter un fils adoptif... Mais l’ombre de Joseph demeure vive, même s’il a été retenu "au‐dehors", dans l’extrême dehors où son fils nouveau‐mort va descendre pour en libérer tous les captifs...
Etre père, mère, c’est se dépenser sans compter ni rien escompter pour soi, c’est soumettre son "moi" à un constant processusd’effacement, de réduction, afin que ce "toi" encore si fragile qu’est l’enfant puisse croître, parvenir à maturité, à la liberté...
Joseph a traité Jésus en "toi" souverain. A douze ans, Jésus a pris ses distances en reléguant abruptement Joseph dans l’ombre : « Pourquoi donc me cherchiez‐vous ? Ne saviez‐vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ? » leur répond Jésus. « Mais eux ne comprirent pas la parole qu’il venait de leur dire » (Lc2, 46‐50)... Si jamais Joseph avait oublié combien son rôle est subalterne, l’enfant‐fugueur le remet en place ! Il ne s’excuse ni ne s’explique, il affirme soudain son indépendance et revendique une filiation de pure transcendance ! De l’éventuel chagrin de Joseph, il n’est pas fait mention... Et de Joseph il ne sera plus jamais question, seulement le rappel de son nom par quelques incrédules, bien plus tard, quand Jésus se déclarera « Pain descendu du ciel » et qu’ils murmureront entre eux : « Celui‐là n’est‐il pas Jésus, fils de Joseph ? »
La paternité (la maternité, et aussi la fraternité), c’est donner à l’autre tout ce que l’on a, tout ce que l’on peut, et surtout ce que l’on ne possède pas mais désirerait atteindre (le meilleur de soi‐même donc). Joseph a donné à son fils adoptif plus qu’il ne possédait, plus qu’il ne comprenait. Il lui a donné son cœur illuminé de manque, son amour nu, sa confiance. Il lui a préparé le chemin et l’a laissé aller seul quand l’enfant lui a signifié qu’il était désormais prêt, conscient et maître de son destin. (Jésus quitte Nazareth...)
Il ne suffit pas de « mettre un enfant au monde », pas même de le reconnaître devant la loi, pas encore de le laisser grandir sous son toit, pour pouvoir se glorifier du titre de parents. Ce titre-là, c’est au long des jours, des années qu’il se conquiert, se forge et se valide, en accueillant – à jamais et inconditionnellement – l’enfant dans son cœur. En l’adoptant à chaque instant. Dans ad-opter, il y a optare, choisir. Si les parents ne déclarent l’enfant né de leur union, quel qu’il soit, comme étant leur choix, alors l’enfant restera à l’écart, en carence. Il convient d’accepter l’enfant dans sa singularité, sa différence, et composer avec.
Progressivement les parents lui lèguent un héritage affectif, intellectuel, culturel et spirituel... et cela dure longtemps, des obstacles surgissant en chemin... Outre la patience, l’extrême attention et la générosité, l’aventure parentale exige la tolérance et une forte créativité. C’est se risquer toujours plus avant vers le grand large, prêts à affronter des tempêtes et à louvoyer entre les récifs...
L’âne (ou bien est-ce une ânesse) est présent dès le début, il se tient près de la mangeoire... Il porte sur son dos l’enfant et sa mère... En quelque sorte, il fait partie de la sainte Famille, à la fois bête de charge, animal domestique et doux compagnon. Avec Joseph, tous deux, ils cheminent à pas lents, prudents, en silence, le front tendu en avant, l’ouïe auxaguets, protégeant de toute leur force muette la jeune mère et l’enfant. Tout comme l’âne, Joseph porte, supporte, s’expose, bat la mesure. Un corps qui veille à la bonne exécution des partitions célestes ! Joseph se lève et il va. Jamais il ne cède à la peur, au découragement, il fait confiance au messager de l’Invisible.
Comme coule les sources, ainsi trotte l’ânesse dans la poussière et la rocaille, dans le sable des déserts. Ainsi se dresse et marche Joseph « toujours en face », face à la vie, face à la nuit, ...face aux autres, les vulnérables, dont il s’est fait le soutien, le gardien, "l’otage". Joseph s’enfonce ainsi dans l’inconnu. Il porte sur son dos aussi large que le monde l’Enfant de la Promesse, l’Enfant-Dieu, permettant ainsi que s’opère en douceur la greffe d’un éclat de surnaturel dans la chair du réel. Ce prodige, il l’a réalisé sans un mot, sans tapage, incognito, presque. L’homme de l’ombre s’est dissous dans la nuit. Mais cette ombre était pareille au levain de la parabole, pareille au grain de sénevé... L’ombre est devenue radieuse dans le Royaume de Dieu, et elle n’en finit pas d’irradier sur la terre des vivants où, tous, nous sommes appelés à cette « adoption filiale » qui nous fait crier :
« Abba, Père ! »
Ainsi Joseph aura-t-il été à la fois le père et le fils adoptif de cet Enfant-Dieu !
1 Le mot hébreu Rahamin – Dieu le Miséricordieux – vient de raham : utérus, entrailles mater- nelles. Dieu se révèle comme Père et Mère à la fois