Extraits de l’allocution donnée à Orléans par Mgr Vincenzo Paglia, président du Conseil pontifical de la famille, aux séminaristes du diocèseet aux responsables des mouvements de la pastorale familiale.

Le débat actuel sur la famille se concentre chaque jour davantage sur une question de fond : la famille, entendue comme l’union stable entre un homme et une femme et de leurs enfants, est-elle encore une ressource pour la personne et pour la société, ou bien est-elle seulement la survie du passé qui fait obstacle, tant à l’émancipation des individus qu’à l’émergence d’une société plus libre, plus égalitaire et plus heureuse ? C’est une question qui nécessite un regard sur la situation historique de la famille d’aujourd’hui, que l’on pourrait dire paradoxale.

D’un côté, on continue d’attribuer aux liens familiaux une grande valeur et il ne fait aucun doute qu’il en soit ainsi : même avec toutes ses contradictions, le désir d’avoir une famille reste l’une des plusgrandes priorités de la majorité des personnes. De l’autre côté, les liens se relâchent, les ruptures conjugales sont toujours plus fréquentes et entraînent l’absence d’un des deux parents ; les familles se dispersent, se divisent, se recomposent, mais « la déflagration des familles est le premier problème de la société moderne » (Xavier Lacroix).

 

 

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La famille unie n’est plus la seule référence et la société ne lui est plus favorable. Pire encore, la multiplication des formes de familles devient chaque jour plus évidente. Les individus peuvent "faire famille" de multiples manières et toute forme de "vivre ensemble" peut être revendiquée comme une "famille" : l’important, comme on dit, c’est l’amour. Dans ce contexte, la famille n’est pas niée mais mise au même rang que de nouvelles formes de vie et de relations qui sont apparemment compatibles avec elle, même si en réalité elles la dépècent : « notre société n’est pas en train d’expérimenter de nouveaux modèles mais de piller le modèle traditionnel » (Henri Leridon, démographe).

Le poids croissant dans les sociétés occidentales de la liberté individuelle, valeur dont nous devons tous être naturellement orgueilleux, a eu cependant l’effet de renforcer exagérément l’individualisme au détriment des relations et des liens affectifs stables. C’est une sorte de « tyrannie des individus » (Tzvedan Todorov) ou d’« égolatrie » (Giuseppe De Rita, sociologue), qui a comme conséquence la désertification des rapports dans la société.

Dès les années 70, la conviction d’être le seul "maître de chantier" de sa propre existence a poussé à se détacher de toute relation avecles autres. Les techniques se sont multipliées, les experts se sont mobilisés et les marchands ont proliféré...
Tout est orienté vers l’affirmation de soi, le culte de soi, la réalisation de soi et le bien-être individuel, devenu une norme contraignante et me^me temps qu’une valeur.  On pourrait dire que nous sommes tous plus libres et autonomes, mais en me^me temps plus seuls: le je prévaux sur le nous, l’individu sur la société, la solitude gagne chaque jour du terrain sur la communion et les droits de l’individu supplantent ceux de la
famille. Pire, penser que le triomphe de l’individu ne pourra se faire que sur les cendre fumantes de la famille est une opinion de plus en plus répandue. Le couple est pensé enfonction de lui-même : chacun recherche sa seule réalisation et non plus la création d’un nous, d’un sujet pluriel qui transcende les individualités sans les annuler, en les rendant au contraire plus authentiques, libres et responsables. Dans le premier cas de figure, le couple est très fragile, alors que dans le second il trouve sa stabilité.

La disparition de la culture familiale risque de conduire aussi à la disparition de la sociabilité : « pour survivre dans les mégalopoles contemporaines, les principales stratégies ne s’appuient pas sur le vivre en commun, mais sur l’éviction de l’autre et la vie de manière séparée »(Zygmunt Bauman)

La diminution des mariages religieux en Italie depuis 2001 ne s’est pas transformée en de nouvelles formes de vie commune, plus que fragiles, mais en une augmentation du nombre de personnes qui ont choisi de vivre seules, ce qui revient à dire que toute forme de lien durable est ressentie comme insupportable.

En France, on a calculé qu’aujourd’hui une personne sur trois a choisi de vivre seule, alors que c’était une sur dix il y a quarante ans. D’ailleurs, l’exaltation de l’individu, libéré de tout lien, ne peut que conduire à la pulvérisation de la société et à l’effritement de toute forme de lien solide et pérenne.

De là naît l’urgence de redonner à la famille sa dignité culturelle et son rôle central dans la société globalisée. Celle-ci pourra trouver un futur civilisé seulement si elle est capable de promouvoir une culture de la famille, repensée comme le lien vital qui unit le bonheur des sphères privée et publique. La famille n’est pas morte et reste, malgré le moment très difficile qu’elle traverse, la ressource la plus importante pour créer des "biens de relation" qu’aucune autre forme de vie ne peut créer. En effet, les recherches empiriques montrent toutes que lafamille demeure le premier souhait dans l’absolu chez les personnes interrogées : elle est un lieu de sécurité, de refuge et de soutien à sa propre vie. 77%1 des jeunesFrançais désirent construire leur propre vie de famille en restant avec la même personne toute leur vie. La stabilité conjugale reste par conséquent une valeur importante et demeure une aspiration profonde, même si la conviction de pouvoir rester ensemble « pour toujours » a culturellement de moins en moins de dignité ; pire, on considère que cela relève de l’impossible.

Prétendre que le mariage entre n’importe qui est possible parce qu’il y a de l’amour montre que l’on n’a rien compris à la différence entre l’amour conjugal, qui inclut la possibilité d’engendrer, et les autres formes d’amour. L’égalité de la dignité est décisive, comme est décisive la préservation de la diversité.

La famille, fondement du dessein de Dieu pour l’humanité, est devenue la pierre sur laquelle trébuche l’individualisme, et qui devrait être à ce titre pour le moins évitée, voire détruite. Tout au contraire, « la famille est en quelque sorte une école d’enrichissement humain» (Gaudium et Spes).

Mettre la famille entre parenthèses signifie rendre les individus faibles et les assister, au lieu d’en faire des acteurs qui régénèrent le capital humain et social de la société même.

La force unique de la famille se décline suivant quatre axes :

Le couple et le mariage offrent une valeur ajoutée, tant aux personnes qu’à la société. La stabilité dans les relations familiales est un bien précieux sans lequel tous les membres de la famille se sentiraient en danger : le divorce et les naissances hors mariage accroissent le risque de pauvreté chez les
enfants comme chez les mères ; les familles recomposées souffrent de fréquents problèmes entre beaux-parents et enfants nés d’une précédente union. Au sein des familles recomposées ou monoparentales, les parents ont plus de mal à éduquer les enfants et à leur transmettre la culture et la nécessaire solidarité entre les générations. A l’inverse, les enfants des familles stables souffrent moins d’infirmités psychiques ou d’états anxiogènes et ont moins de risques d’adopter des comportements addictifs.

Dans tous les cas de figure, le monde du travail"profite" de la ressource-famille sans tenir assez compte des exigences de la vie familiale. Il est donc urgent de repenser le rapport entre l’organisation du travail et la famille. 

La famille est la première source du capital social des nationscar elle crée des relations de confiance, de coopération et de réciprocité, tant en son propre sein que dans les liens de parenté, de voisinage, d’amitié et de vie associative. Ce capital étant à la base des vertus sociales, et pas seulement individuelles, la famille promeut donc le bien commun.

Dans les familles où sont présentes des personnes particulièrement vulnérables, se développent des vertus spéciales qui potentialisent les capacités de force et de résilience. La famille est cette passion en plus, sans laquelle rien ne serait possible en société. Les familles qui adoptent ou accueillent témoignent de la générosité qui lutte contre les situations de solitude amère.

Les familles sont de plus en plus objet de l’attention des communautés chrétiennes dans le monde. Les sociétés contemporaines doivent placer la famille au cœur de la vie politique, économique et culturelle car ce "patrimoine d’humanité" mérite derevenir au centre de notre réflexion et de nos actions.

La Bible fait commencer l’histoire humaine avec la famille de nos ancêtres.Elle la faits’achever – ainsi que l’ont indiqué les prophètes et le livre de l’Apocalypse – avec la famille des peuples réunis autour du Père dans la Jérusalem céleste. Dans l’Eglise, la famille est élevée au rang de sacrement parce qu’elle est inscrite de manière solide dans la supériorité du nous, autrement dit, dans la réalisation du vaste dessein d’amour et de communion que Dieu a eu pour le monde.

Ainsi, la famille chrétienne est appelée, non seulement à ne pas se replier sur elle-même – comme le persistant virus individualiste l’y pousse – mais encore à élargir ses horizons et à participer à la mission même de l’Eglise en étant « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen Gentium). C’est le rêve de Dieu pour l’humanité...

1 84% chez les jeunes dont l’âge est compris entre 18 et 24 ans