Que me donneras-tu ?
La vie d'Abraham est pleine d'événements difficiles et douloureux et l'obéissance à Dieu ne l’introduit pas dans un jardin où tout est coloré de joie. Il doit affronter de nombreux problèmes : la famine, qui le contraint à partir en Egypte, et les désaccords avec son neveu Loth et le choix douloureux de se séparer de lui.
Cependant, le Seigneur reste toujours proche et fait parfois entendre sa voix pour confirmer la promesse :
« Lève les yeux et regarde, de l’endroit où tu es, vers le nord et le midi, vers l’orient et l’occident. Tout le pays que tu vois, je te le donnerai, à toi et à ta descendance pour toujours. Je rendrai nombreuse ta descendance, autant que la poussière de la terre : si l’on pouvait compter les grains de poussière, on pourrait compter tes descendants ! ». Ces paroles sont pour Abraham comme un viatique, elles sont pour lui comme le bâton du voyageur. Le vieux patriarche ne se plaint pas, il vit comme accroché à la promesse. Il attend son accomplissement.
Abraham fait confiance et pourtant il y a des moments où même la foi ne suffit pas à empêcher les difficultés. C’est le temps du doute : il a quitté son passé, mais ne voit toujours pas l'avenir, ou plutôt il ne voit même pas sortir le bourgeon de cette promesse. Comment celle-ci pourra-t-elle se réaliser s'il meurt sans laisser de descendance ?
Une nuit, son cœur est plein d'amertume et les paroles de la promesse reviennent en mémoire : « je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom et tu deviendras une bénédiction ». Ces paroles, qu’il a gardées avec soin au fil des ans, sont sa seule torah, la certitude qu'il n'a jamais abandonnée, même au milieu des épreuves. Qui sait combien de fois il a dû repousser les questions de sa femme et rappeler que cette Voix qu'il avait vraiment entendue, n'a pas été une illusion. Mais alors pourquoi ces années passées sans que rien n’arrive ? Ce sont des questions qui ont pu surgir violemment dans son cœur mais qui n’ont pas trouvé de réponse.
Aussi, ce soir, il se souvient avec force, comme si c’était le Seigneur lui-même qui lui disait encore une fois : « n’aie pas peur, Abram, je suis ton bouclier, ta récompense sera très grande». Cependant, cette fois, la promesse ne le console pas, comme c’était arrivé si souvent dans le passé, mais elle engendre en lui une forte réaction, comme chez celui qui se rebelle devant une situation qui ne semble plus supportable : « Mon Seigneur Dieu, que pourrais-tu donc me donner ? Je m’en vais sans enfant... »
Pour comprendre l'étendue de sa douleur, nous devons nous rappeler que le manque d'enfant dans la mentalité de l'Orient antique était perçu comme l'échec le plus grave, le signe le plus évident de la punition divine. Cette prière très humaine exprime l'effort de fidélité et l'angoisse de celui qui se voit échouer. Abraham a eu le courage de tout donner mais maintenant il se sent trahi par Celui à qui il a consacré sa vie. Et pourtant il lui reste encore une prière, il confie son angoisse à la Voix mystérieuse qui de nombreuses années avant l’a envoyé à Canaan et l’a déraciné de son milieu.
La grande déception
Dans la vie de chacun, il y a toujours un moment où l'amertume prend le dessus : les promesses de Dieu tardent à se manifester, notre vie semble destinée à se terminer dans une impasse, sans laisser de trace. C’est le temps de la déception, quand le rêve semble s’évanouir et laisse des illusions qui font saigner le cœur. Certains disent que l'année est une période faite de 365 désillusions, une par jour. Même sans aller jusque-là, il n'y a pas de doute que nous devons en permanence tenir compte de la désillusion. Il y a des jours où les ombres se rassemblent. Et c’est la nuit !
Une épreuve douloureuse, une tentation obscure, il faut recourir à toutes les forces surnaturelles pour rester ferme « Celui qui espère dans le Seigneur ne sera pas déçu » dit le psaume, mais le contraire se produit parfois, et celui qui éprouve de la désillusion comprend qu’il peut espérer dans le Seigneur. Nous ne pouvons pas éviter les déceptions, qui sont des étapes inévitables d'une vie tissée d’amour. Le croyant sait que, si le bon Dieu permet tout cela, il y a sans doute une raison, même si pour l'instant elle est bien cachée sous les difficultés et les désillusions. Les déceptions appartiennent à l'amour et elles font partie de l'expérience affective. Celui qui aime est candidat à la désillusion.
La nuit noire
Quand il commença son aventure, Abraham n’avait pas de projet, il faisait confiance à Dieu. Il est parti sans compter ses pas. Il ne savait pas où le Seigneur voulait le conduire mais il faisait humblement confiance. C’était toute son humaine certitude. Mais arrive, pour lui aussi, le temps de la crise, quand les ténèbres cachent l'avenir et font paraître inutile chaque pas. C’est le temps du silence, l'espoir est comme un cri étouffé, comme une parole semée qui trahit l'attente, comme une terre qui ne produit pas de fruit. Abraham connaît la nuit de la foi. Quand la foi manque au printemps, il devient beaucoup plus difficile d’accepter de vivre la rigueur de l'hiver. Il y a des événements et des situations où les ombres se développent au point d’étouffer la lumière, d’engendrer le doute sur l'existence même de la lumière. Dans ces moments, au plus profond du cœur, surgissent de nombreuses questions. Peut-être étaient-elles déjà là avant, mais au temps de l’épreuve elles deviennent comme un vent impétueux qui souffle et ébouriffe toute certitude.
Qui sait combien de fois Abraham et Sara en ont parlé et ont ensemble renouvelé leur confiance en Celui qui rend fécond l'utérus ? Cette fois, le patriarche est seul, il ne peut pas dormir. Ce soir-là, Abraham trouve le courage de présenter sa plainte à Dieu. Il y a des souffrances et des drames que nous ne pouvons raconter à personne, des blessures intérieures que nous ne pouvons pas communiquer. Et, souvent, le Seigneur semble lointain. Abraham se tourne vers YHWH, il va directement à Lui et lui présente sa très humaine prière, comme pour dire : « Oui, j'ai eu confiance en Toi, j'ai écouté ta parole et je me suis mis en chemin. Mais pourquoi maintenant ne maintiens-Tu pas ton alliance, pourquoi tes promesses ne se sont-elles pas encore réalisées, pourquoi devons-nous encore attendre ? » Cette prière d'Abraham est courageuse, c’est une tentative audacieuse pour rappeler à YHWH son alliance et ses promesses.
Fin de la 2e partie des extraits de la prédication de Don Silvio Longobardi, de la fraternité Emmaüs de Lisieux
(récollection de février 2017 en Normandie)