Troisième temps : les disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13 à 33)
Tout d’abord, la scène est construite comme une eucharistie : l’accueil, la liturgie de la parole, la liturgie eucharistique et l’envoi. Le texte nous dit que nous rencontrons Jésus ressuscité à chaque eucharistie, quand nous écoutons la proclamation solennelle de sa parole et recevons son corps partagé. Pour ce qui nous occupe, l’eucharistie est donc le sommet de l’écoute et de la communion. En effet, c’est l’Église qui d’abord écoute Jésus, nous ne pouvons l’écouter que dans la mesure où nous sommes en communion avec elle. Celle -ci est suprêmement rassemblée à l’eucharistie, où la parole de Jésus est solennellement proclamée pour s’offrir tout spécialement à l’écoute, qui conduit à l’eucharistie, source et sommet de la communion.
Les disciples d’Emmaüs ne reconnaissent pas Jésus, ce qui s’explique sans peine : ils l’ont vu mort, ils n’ont pas un instant l’idée de le revoir vivant, et leurs cerveaux s’interdisent de le reconnaître. Peut-être ont-ils songé que cet inconnu ressemblait à Jésus. Pour nous, le point capital est que Jésus peut nous parler même quand nous n’attendons plus rien de lui. Nous retrouvons le fait que l’initiative vient toujours de lui. Il donne, heureusement, plus que nous demandons, plus que nous attendons. Qui plus est, les pèlerins d’Emmaüs sont littéralement en train de se perdre. Ils ont quitté Jérusalem, la cité de Dieu, la ville du salut, pour partir vers une bourgade dont on n’a jamais retrouvé la trace avec certitude. Cet égarement géographique est symbolique de leur égarement spirituel : ils ont perdu l’espérance dans le salut que Jésus promettait. Mais Jésus est capable de nous rejoindre même quand nous nous perdons. Nous ne sommes jamais assez loin de lui pour qu’il renonce à partir à notre recherche, nous ne nous perdons jamais assez pour qu’il renonce à cheminer avec nous.
Les disciples reconnaissent Jésus lors d’une eucharistie. Il faut rencontrer Jésus ressuscité dans son eucharistie pour le connaître vraiment. Nous n’avons pas à envier ceux qui l’ont connu sur les routes de Galilée car la connaissance que nous avons de lui dans l’eucharistie est supérieure.
Nous pouvons nous identifier aux pèlerins d’Emmaüs. Nous en savons plus qu’eux sur Jésus, nous savons qu’il est vraiment ressuscité et qu’il est présent vivant dans son eucharistie. Mais nous ne connaissons jamais assez Jésus. Notre péché le voile toujours en partie. Mais surtout, parce qu’il est Dieu, Jésus est toujours plus grand que tout ce que nous en proclamons de vrai. Au long de son histoire, l’Église ne cesse d’affiner et compléter ce qu’elle dit de Jésus parce qu’aucun discours humain ne le contient jamais. C’est bien pour cela que la liturgie nous fait toujours réécouter l’évangile : nous n’avons jamais fini d’écouter Jésus, ce qu’il nous dit est toujours plus grand que ce que nous en avons saisi. Il faut même aller plus loin. C’est le sens de la fin de l’évangile de Jean : « Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et s’il fallait écrire chacune d’elles, je pense que le monde entier ne suffirait pas pour contenir les livres que l’on écrirait ». Ainsi, il est vrai que nous avons toujours besoin d’écouter Jésus pour le connaître davantage et mieux le reconnaître présent et agissant dans nos vies.
Vous pouvez vous identifier encore plus précisément aux disciples d’Emmaüs : ils viennent de vivre la plus terrible des séparations, ils ont vu mort celui qu’ils aimaient, Jésus, et leur espérance est tombée en ruines. Jésus leur apparaît, marche avec eux et leur parle pour leur rendre l’espérance. Le lien tissé avec Jésus n’est pas rompu, il est toujours vivant et il va continuer à porter du fruit pour eux et pour le monde.
« Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël ». Les disciples avaient une fausse attente sur Jésus. Il vient bien délivrer Israël, mais selon l’Esprit et pas à la manière de ce monde. Jésus ouvre leur cœur à une attente correcte. Nous passons tous par là. Il faut que notre premier projet meure pour que se fasse la volonté du Seigneur. Ainsi, votre projet d’un couple normal et harmonieux n’a pas abouti mais il faut accepter le chemin par lequel Jésus vous fait passer et croire qu’il va vous délivrer sur ce chemin-là.
Vous pouvez vous arrêter à contempler le temps que Jésus passe avec ces deux disciples. Il ne considère pas comme une perte de passer un temps très long avec eux pour se faire reconnaître d’eux et les remettre sur le chemin de Jérusalem. Jésus n’a pas le sentiment de perdre son temps avec nous. Il aime cette proximité. Mais nous, lui laissons-nous ce temps de proximité avec nous ?
Dans ce passage, Jésus commence par écouter les disciples. Il n’a pas besoin d’être informé de ce qu’il s’est passé à Jérusalem. Mais il sait que les disciples ont besoin de parler. Choqués par les événements, ils ont besoin de les raconter. Jésus les laisse faire et les écoute respectueusement. De même, Jésus écoute nos prières. Il n’en a pas besoin pour savoir de quoi nous manquons, mais il sait que nous, nous en avons besoin pour nous réconforter. Ne craignons pas d’importuner Jésus avec nos prières et nos demandes. Nous pouvons même, si le cœur nous en dit, lui raconter banalement notre journée. Derechef, il n’en pas besoin pour la connaître mais il sait que nous, nous en avons besoin. Par- dessus tout, il y a quelque chose de l’ordre de la gratuité dans ce temps que prend Jésus. Il aime être là avec ses disciples, point.
« Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait ». De nouveau, il faut écouter le mystère du Christ, le mystère de l’incarnation qui culmine dans le mystère pascal. Ce texte ajoute une dimension essentielle : il faut écouter le mystère du Christ aussi dans l’Ancien Testament. La tentation existe dans l’histoire de l’Église de le laisser tomber et de se contenter du Nouveau Testament. Elle est contraire à la foi chrétienne. Jésus est venu accomplir les prophéties et Il s’en vante : « c’est de moi que Moïse a écrit », « Abraham exulta à la pensée qu’il verrait mon jour », « je ne suis pas venu abolir mais accomplir ». Adorer
Jésus suppose donc de vénérer l’Ancien Testament. Cela vaut aussi pour le peuple juif qui, aujourd’hui, continue à vivre de l’alliance avec Moïse, de la Torah. Il la rend vivante au milieu de nous. Le respect que nous devons à l’Ancien Testament doit s’élargir au peuple juif d’aujourd’hui. L’antisémitisme chrétien est un blasphème contre Jésus, roi des Juifs. Mais inversement, il faut écouter l’Ancien Testament pour y trouver l’annonce du mystère pascal. C’est toujours à la lumière du Christ que le chrétien le lit, comme annonce et préparation de la venue du Christ. Je ne saurais trop vous conseiller de lire l’Ancien Testament, spécialement la Genèse, l’Exode, les livres de Samuel et le prophète Isaïe qui sont les principaux lieux d’annonce de la venue de Jésus.
« Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » Voilà la leçon que Jésus tire de l’Ancien Testament. Il nous faut d’abord l’entendre de sa passion. Il a fallu que Jésus meure pour moi. Il n’est pas mort pour une foule anonyme où chacun est interchangeable, il est mort pour moi. Il le fallait à cause de mes péchés, il le fallait à cause de son amour pour moi. Sans doute devons-nous méditer sur cette nécessité. Mais cela est vrai aussi des croix par lesquelles nous passons. Il fallait que votre couple passe par la croix pour vous conduire, avec votre famille, à la résurrection. Ce "il fallait" est mystérieux et sans doute difficile à accepter mais nous devons demander la grâce d’y croire.
La longue homélie que Jésus a faite aux pèlerins d’Emmaüs nous est rapportée en une unique phrase. Nous n’en avons aucun détail. Pourtant, si nous possédions cette homélie in extenso, cela nous dispen- serait, nous prêtres, de prêcher, nous n’aurions plus qu’à la répéter. Mais justement, saint Luc nous dit que si nous voulons savoir ce que Jésus a dit ce jour-là aux pèlerins, il nous faut aller écouter l’Église. C’est à la messe, quand l’Église est réunie pour proclamer l’évangile, que nous entendons Jésus commenter les Écritures. Encore une fois, écouter Jésus suppose
d’être en communion avec l’Église et de l’écouter précisément. Lorsqu’elle annonce Jésus, c’est vraiment Jésus qui parle. Encore une fois, nous n’avons pas à être nostalgiques de ceux qui ont écouté Jésus leur parler face à face, nous l’entendons vraiment dans son Église.
Si Jésus a pris le temps de longuement écouter les disciples, ceux-ci le lui rendent bien. Ils écoutent, en silence, Jésus leur interpréter les Écritures. « Esprits sans intelligence, comme votre cœur est lent à croire ». Il nous faut écouter Jésus pour obtenir l’intelligence des Écritures et grandir dans la foi. Nous avons beaucoup de choses à entendre du Christ à son propre sujet. Nous n’aurons jamais fini de l’écouter nous parler de lui-même, nous approfondir son incarnation et son mystère pascal. Il faut prendre les moyens de cette écoute. La messe, redisons- le, est le premier lieu de cette écoute, le plus solennel. Mais vous pouvez aussi prendre quotidiennement un temps de prière silencieuse pour écouter Jésus vous parler de son propre mystère. Ceux qui en ont le temps peuvent aussi s’inscrire à un cours de théologie ou d’approfondissement de la foi pour découvrir abondamment tout ce que l’Église a dit de Jésus.
Dans ce texte, l’écoute de Jésus débouche directement sur la communion au sens le plus plein : les disciples partagent le pain eucharistique avec Jésus. L’Église a toujours associé l’eucharistie à la proclamation des Écritures et, depuis Vatican II, le lien entre les autres sacrements et l’Écriture est mieux mis en lumière. Ce texte nous dit pourquoi : entendre Jésus a rendu le cœur des disciples tout brûlant, donc aptes à entrer en communion avec lui. Si la communion est le fruit normal de l’écoute, il faut qu’elle soit attentive et patiente pour entrer en communion avec tout son être.
Les disciples reconnaissent Jésus à la fraction du pain. Vouloir entrer en communion avec nous est le signe le plus clair de la présence de Jésus. Tout le mystère de l’incarnation, tout le mystère pascal, est tendu vers cela : nous unir à Jésus, obtenir que nous devenions son corps comme l’a promis saint Paul. Pour cela, Jésus a institué l’eucharistie où il se donne lui-même en nourriture. Jésus se reconnaît donc à cet ardent désir de communier avec nous. Prenez le temps de méditer ce désir : ce n’est pas d’abord vous qui désirez vivre en communion avec le Seigneur, c’est d’abord le Seigneur qui veut ardemment vivre en communion avec vous. Là encore, l’initiative vient de lui et notre propre action n’est qu’une réponse. Et ce désir de Jésus est vif. Jésus l’a dit aux douze avant la Cène : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! » Nous ne sommes pas vaguement aimés par le Seigneur, nous sommes ardemment convoités. Il l’a dit à la bienheureuse Angèle de Foligno : « Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée, (...) ce n’est pas de loin que je t’ai touchée ». Il est probable que nous ne sommes pas assez conscients de cet amour dont nous sommes aimés. C’est pourtant lui la base de tout. Jésus a dit : « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». La première partie de la phrase est un impératif, c’est quelque chose à vivre qui dépend de notre liberté. Mais la seconde partie est au passé composé. C’est fait, Jésus nous a aimés. Plus rien ne le fera revenir en arrière de cet amour donné une fois pour toutes. Et c’est bien parce que nous sommes aimés inconditionnellement que nous pouvons et devons l’aimer à notre tour. En particulier, c’est parce que l’amour de Jésus pour nous est sans repentance que votre sacrement de mariage est indissoluble et qu’il y a un sens à maintenir vivant ce lien malgré la séparation. Notre amour, lui aussi, est une réponse. Littéralement, il faut nous laisser remplir par l’amour du Seigneur pour nous au point qu’il déborde en amour du prochain.
La communion avec le Seigneur culmine dans le fait de manger son corps sous les espèces eucharistiques. Avons-nous déjà pris le temps de méditer sur l’immensité de ce mystère ? Jésus a voulu se faire notre
nourriture. «Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde ». C’est la plus intime des communions possibles. C’est aussi, saint Louis-Marie Grignion de Montfort y insistait, une communion fort humble de la part du Seigneur. Le pain eucharistique est une forme très simple, très pauvre et très fragile. Cette présence-là au milieu de nous continue la kénose du Christ par son
incarnation et sa mort sur la croix. Jésus n’a pas voulu établir sa communion avec nous sous un mode où sa majesté nous écrase, mais sous ce mode pauvre.
Saint Augustin signalait que la nourriture eucharistique est une nourriture paradoxale : quand je mange du bœuf, le bœuf devient du Villemot. Mon corps assimile le corps du bœuf et le transforme en moi de quelque manière. Mais quand je mange le corps du Christ, je deviens ce corps. J’entre en communion avec le Christ en devenant membre de son corps mystique qui est l’Église.
Ici, ils sont deux à écouter ensemble le Seigneur et à communier à son corps. Cela pour nous dire que communier à Jésus nous permet du même coup de communier avec nos frères. Unique médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus est aussi le médiateur des hommes entre eux. Il est venu pour que tous soient Un, il l’a demandé au Père. En nous faisant plus proches de Jésus, nous nous faisons plus proches de nos frères, y compris de ceux dont nous sommes séparés par les malheurs de la vie. Vous vous rapprochez véritablement de votre conjoint quand vous communiez au Seigneur.
« À l’instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem ». L’écoute du Seigneur qui trouve son sommet à l’eucharistie nous remet sur le bon chemin. Les disciples ne se perdent plus, ils rentrent dans la ville du Seigneur. Cela peut être vrai au sens strict dans notre cas, la communion nous permettant de nous convertir. Mais cela veut aussi dire que l’eucharistie nous met sur le chemin du Seigneur qui n’est jamais celui que nous avions choisi. Ce retour à Jérusalem est en même temps un envoi en mission : ils vont annoncer aux douze qu’ils ont vu le Seigneur ressuscité. L’eucharistie nous envoie en mission.
En conclusion, c’est toujours le mystère de l’incarnation, qui culmine dans le mystère pascal, qu’il faut écouter même quand nous écoutons un frère. Jésus assure la communion avec Dieu et la communion entre les hommes. Nous ne pouvons pas écouter Jésus-Christ nous parler de lui-même sans être en communion concrète avec l’Église réelle telle qu’elle est et avec la Vierge Marie, mère et modèle de toute écoute. Véritablement écouter Jésus est toujours bouleversant, c’est aussi l’occasion d’un jugement, d’une révélation du péché. Mais nous devons nous souvenir que Jésus nous aime d’un amour inconditionnel et gratuit, d’un amour concret, et que c’est pour que grandisse notre communion avec lui qu’il révèle nos péchés.
3e partie de la prédication du Père Matthieu Villemot, enseignant à l’Ecole Cathédrale