Les mots s’abîment quand un usage abusif les maltraite. A notre époque, sous le prétexte de faire image, que d’exemples de telles dérives pourraient être cités, comme l’utilisation du mot « messe » pour qualifier de grands rassemblements sportifs dans les stades. Bien des expressions religieuses sont, de la sorte, détournées de leur signification première, à commencer par le mot clef de l’Evangile, « charité ».
L’objet précis de ce billet est de tenter d’éclairer en quoi l’emploi du mot « vocation », quand il s’agit du mariage, utilise à bon escient ce terme du vocabulaire chrétien. En quelques enjambées, il faut revenir au parcours des hommes que le Seigneur appelle tout au long de la Bible. Ce n’est pas un détour superflu pour répondre à la question.
Un peuple d’appelés au mystère de l’alliance
Quand il s’agit de la question du couple, la référence première demeure celle du livre de la Genèse avec le récit de la création. « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; homme et femme il les créa. Dieu les bénit et Dieu leur dit : “Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la.” » (Gn 1, 27-28).
Ici, quelques jalons suffisent, mais j’aime évoquer l’appel de l’enfant Samuel, enfant du miracle pour Anne et Elqana (1 S 1). Samuel entend un appel personnel dans la nuit, dont il ne comprend l’origine que grâce à l’expérience spirituelle d’un grand priant, le prêtre Eli que Samuel servait dans le Temple du Seigneur.
Enfin, selon le bel arbre de Jessé, le fruit de ce parcours du peuple de l’alliance sera Marie, la fille de Sion, la Mère de Jésus. Marie par son Fiat, son oui à Nazareth, répond à l’appel du messager de Dieu, en consentant à l’action de l’Esprit Saint qui la prend sous son ombre. Marie achève en sa personne la révélation de la tendresse de Dieu pour son peuple et pour tous les enfants des hommes. Le Seigneur appelle chacun par son nom.
Du mot vocation
L’Eglise a reçu du Christ la mission d’annoncer l’Evangile et de baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Le baptisé devient ainsi enfant de Dieu et frère du Christ, et par là même membre de l’Eglise. Avec la grâce de Dieu, sa vocation sera de vivre pleinement cette condition de personne à l’image de Dieu, faite pour aimer et être aimée en suivant le chemin que Jésus nous montre.
L’usage ecclésial du mot « vocation » a son importance. Il a une histoire. Si tout baptisé est appelé à la sainteté de sa condition d’enfant de Dieu, le mot vocation a été employé de façon caractérisée pour parler de la vocation de prêtre ou de religieux(se). Il faut reconnaître que l’emploi du terme a été comme parasité par une hiérarchisation compréhen-sible mais qui n’est pas sans conséquence. Y a-t-il une voca-tion supérieure aux autres ? Je crains là une dérive dangereuse pour la liberté du discernement.
Le mariage comme vocation
Il a fallu une longue maturation de la pensée chrétienne sur la vie du couple pour que, libre d’une fausse hiérarchisation, apparaisse en pleine lumière combien le mariage était lui aussi vocation, chemin de sanctification, et non pas la route de ceux qui n’avaient pas le courage de faire "mieux". A cet égard, je ne cache pas tout ce que j’ai reçu du Père Caffarel que j’ai vu régulièrement jusqu’à la veille de sa mort.
Nous sommes tous appelés à la sainteté par des chemins différents. Si le mariage n’était pas vocation à la sainteté, pourquoi l’Eglise aurait-elle l’audace de célébrer l’alliance conjugale comme chemin de sanctification ? La spiritualité conjugale nourrit cette compréhension de l’alliance vitale de l’époux et de l’épouse dans leur donation mutuelle où le mystère du salut en Jésus-Christ est à l’œuvre.
Le mariage n’usurpe pas d’être qualifié de « vocation » quand il est vécu comme le chemin de sainteté qu’est l’acte d’aimer. Il m’arrive de dire à des jeunes, qui me confient qu’ils sont « allés trop loin », que le péché n’est jamais « d’aller trop loin », mais de ne pas aller assez loin, au sens d’une courte vue. On n’aime jamais trop, mais on peut mal aimer : là serait l’imperfection ou le péché.
« Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3, 20). Le parcours de notre vie est justement cette œuvre créatrice : laisser grandir notre cœur dans la force d’aimer à la manière de Jésus. Par le chemin du mariage, les époux peuvent grandir ensemble en leur cœur, croître dans l’amour pour le conjoint devenu le premier prochain au prix, certains jours, d’un déchirement. Il y a des souffrances qui ne sont pas signe de mort mais de croissance, comme le cœur de Jésus transpercé d’amour sur la croix. Cette croissance du cœur déborde sur les enfants et sur tous ceux qui sont reçus dans le foyer. Cette croissance permet que le mariage « devienne » vocation, qu’il soit progressivement vécu par les deux époux comme une vocation à la sainteté par et dans le mariage, grâce à l’entraide mutuelle.
Oserai-je dire et témoigner de ces fruits de sainteté que j’ai perçus à distance en voyant l’accompagnement par un des époux de son conjoint qui franchissait le passage de la mort. Comme je comprends l’audacieuse expression du Père Carré : « Compagnons d’éternité ».
Oui, l’amour conjugal dans la lumière de l’Evangile ne divise pas le cœur de l’homme et de la femme, comme si leur tendresse mutuelle était soustraite au Seigneur. C’est au cœur même de la tendresse des époux que le Seigneur est présent dans le mystère de la création, Lui qui « vit que c’était bon ».
Certes le mariage n’est pas le but de la vie, le sacerdoce non plus. Mais le mariage est un chemin vers le Royaume de Dieu par l’alliance de ceux qui, ensemble, au jour des noces, ont bu à la coupe eucharistique, celle de « l’Alliance nouvelle et éternelle ». D’avance, ils ont uni ce don à l’offrande du Christ qui a aimé les siens jusqu’au bout.
C’est dans la sainteté des couples chrétiens, qui aujourd’hui peinent sur la route dans la fidélité à la vocation du mariage sacrement, que se prépare la naissance des enfants à qui le Seigneur demain fera signe par le « viens et suis-moi » de l’appel apostolique.
Mgr Guy Thomazeau,
évêque de Montpellier,
extraits du dossier n°107
« Le mariage, une vocation ? »