Homélie de la transfiguration

La transfiguration de Jésus ne se situe pas au début de son ministère public, quand c’était l’enthousiasme des commencements, quand les foules s’amassaient, que les miracles se succédaient… L’harmonie semblait parfaite et définitive mais on sait combien cela s’est vite dégradé. Au fil du temps, les tensions se sont faites plus fortes. Chacun a dû se situer devant l’amour de Dieu, devant cette vérité qui vient faire la lumière en nos cœurs et nous remet en cause. On comprend alors que l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ puisse être refusé ou combattu. Juste avant ce récit de la Transfiguration dans l’évangile que nous avons entendu hier, nous voyons Jésus fonder l’Église et donner leur mission à Pierre, aux apôtres et bien au-delà, à l’ensemble des chrétiens. Il leur a demandé d’être les témoins, les instruments de son amour. Il leur dit que ce salut va passer par sa mort et sa résurrection. On se rappelle la réaction de Pierre : « non, cela n’arrivera pas. » Ce n’est pas comme cela qu’il voit l’amour, qu’il voit le salut. Il ne lui semble pas possible que l’amour soit rejeté.

adf 360 messe ROC 1Quelques jours plus tard, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène sur une haute montagne. Il est en prière, c’est-à-dire en communion toute particulière avec son Père. Les Apôtres vont alors prendre un peu plus conscience de cette réalité qui les dépasse tant. Ils connaissent l’homme Jésus, avec toutes ses qualités, son succès, l’enthousiasme qu’il engendre, mais aussi les oppositions… C’est un homme, certes sans péché, mais limité du fait de son humanité. Les Apôtres, en entendant la voix du Père, vont mieux réaliser le mystère de la personne de Jésus, de cette communion éternelle qui l’unit à son Père, dans l’Esprit Saint. Le dialogue avec Elie et Moïse, témoins de la première Alliance, porte sur le départ de Jésus, sa Passion et sa mort. Il ne s’agit pas d’un accident de parcours, mais de la manière dont Jésus va aimer jusqu’au bout. Il avait prévenu ses apôtres, le Père va confirmer sa Parole. « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le ! »

On pourrait concevoir la prière, et tout spécialement dans notre monde troublé qui a souvent perdu le sens de Dieu, comme un moment où l’on se recherche soi-même, dans une logique zen, pour vivre une communion avec soi-même, avec la nature, avec les esprits. On s’éloigne un peu des autres parce que c’est dangereux et source de souffrances. C’est une logique de développement personnel, pas bien conçu, où je me mets à l’abri des autres. La prière, au contraire, c’est la rencontre avec Dieu, c’est aller à la source de l’amour et donc forcément retrouver toutes les tensions qui peuvent exister autour de l’amour, quand il est difficile, incompris, refusé… Mais prier, c’est aussi puiser à la source de l’amour, se laisser renouveler pour aimer envers et contre tout.

La Transfiguration nous révèle comme la face cachée de Jésus, sa communion avec le Père, mais elle ne le fait pas pour autant échapper à la souffrance. Sa mission de sauver le monde va au contraire le mettre au cœur du combat spirituel. Jean Paul II dira : « Jésus pouvait vivre en même temps l’union profonde avec son Père, qui est par nature source de joie et de béatitude, et l’agonie jusqu’au cri de l’abandon. » Joie et souffrance ne s’opposent pas, c’est un paradoxe que Jésus vivra au plus haut point. Les saints font aussi cette expérience, car ils acceptent de se livrer jusqu’au bout à l’amour, dans le concret de leur vie, avec tout ce que cela comporte de magnifique et de douloureux. Avancer sur le chemin de la sainteté, c’est consentir à ce chemin à la fois de béatitude et de souffrance. D’une certaine manière, plus la béatitude est grande, plus l’expérience de l’amour est grande, plus on souffre du manque d’amour. Sainte Thérèse de Lisieux disait : « Notre Seigneur, dans le jardin des Oliviers, jouissait de tous les délices de la Trinité et pourtant son agonie n’en était pas moins cruelle. C’est un mystère mais je vous assure que j’en comprends quelque chose par ce que j’éprouve moi-même. » Est-ce que ce n’est pas un peu votre expérience ? Vous vivez quelque chose de cet amour qui n’est plus dans la réciprocité, qui n’est pas encore dans la plénitude du Royaume… N’est-ce pas un peu de la folie de se mettre en blanc et de redire un « oui » à un conjoint qui ne veut pas de ce « oui » ? N’est-ce pas la folie de la croix ? La folie de l’amour de Dieu ? Jésus vint nous aimer, non pas parce que nous sommes totalement prêts à l’accueillir, mais pour nous introduire dans son amour. Ce choix de l’amour envers et contre tout, même quand il n’y a pas de réciprocité, n’est-ce pas un sommet de l’amour sur cette terre, à la fois dans sa beauté et dans sa souffrance, dans son extrême fragilité ? Dans sa Passion, Jésus est pleinement aimant mais aussi pauvre et douloureux. N’êtes-vous pas les témoins privilégiés de cet amour de Dieu gratuit, du cœur blessé de Dieu qui aime jusqu’à donner sa vie ?

Dans la première lecture, Pierre évoque son expérience de la Transfiguration lorsqu’il a entendu une voix qui disait : « celui-ci est mon Fils, mon bien-aimé ; en lui, j’ai toute ma joie. » Il développe alors cette parole prophétique : « Vous faites bien de fixer votre attention sur elle, comme sur une lampe brillante dans un lieu obscur jusqu’à ce que paraisse le jour et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs. » Nous avons là toute la réalité de l’amour. Il est déjà là, bien présent, authentique, et pourtant inachevé. Aujourd’hui nous aimons et en même temps l’amour, sur cette terre, sera toujours bien limité, traversé par des tensions, des colères, des révoltes… Il ne sera jamais parfait, que ce soit le vôtre ou celui de ceux qui vivent en époux unis. Dans la Correrie, où ils expliquent leur vie, les Chartreux disent : « Nous avons renoncé à la joie et aux difficultés du mariage. » Souvent, on imagine le mariage comme quelque chose d’idéal. Aimer sur cette terre sera toujours complexe car « notre cœur est compliqué et malade » dit le psalmiste. Cela demandera toujours une gratuité, un dépassement, ce sera toujours un combat. Les époux ont bien besoin de votre prière pour le mener.

Enfin, l’évangile se termine par ces mots : « les disciples gardèrent le silence. » Dans d’autres passages, Jésus leur demande de se taire. Là ils gardent le silence. Pourquoi ? Peut-être parce que ce qu’ils ont vécu ne peut pas être exprimé. Peut-être aussi parce qu’il leur faut consentir à ne pas être compris. Le choix d’aimer envers et contre tout n’est pas toujours compris. Pourtant, vous dites quelque chose d’essentiel sur le sacrement de mariage : je tiens ma décision d’aimer mon conjoint parce que Dieu, lui, est toujours fidèle. Par votre choix de la fidélité, vous exprimez l’amour indéfectible de Dieu. Vous vivez de la grâce du mariage et vous en témoignez envers et contre tout, alors que d’autres passent l’éponge et partent vers un nouveau projet. Pour tenir ce choix, vous avez besoin de cette Communion Notre-Dame de l’Alliance et de ces temps de retraite pour vous remettre devant cet amour inconditionnel et miséricordieux de Dieu, dont sainte Thérèse de Lisieux a été un témoin privilégié.

Ce « oui » que vous allez redire maintenant s’inscrit dans un « oui » plus profond, le « oui » de Jésus à son Père : « non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » Jésus se livre jusqu’au bout dans sa Passion, dans sa mort et sa résurrection. Ce « oui » traverse toute son existence, depuis l’incarnation : « Tu n’as voulu ni offrande ni sacrifice… Me voici, je suis venu pour faire ta volonté. » Votre « oui » à l’amour s’inscrit dans un « oui » tellement plus grand et plus beau, celui du Christ et chaque eucharistie vient le rendre présent. C’est là que nous pouvons renouveler sans cesse le don de nous-même, dans le don du Christ. C’est là que vous pouvez offrir votre vie. C’est le « sacrifice de toute l’Église » auquel vous participez « pour la gloire de Dieu et le salut du monde. »

Sylvain Bataille, évêque de Saint-Etienne