Olivier Frébourg, Mercure de France, 2019
Quand j'ai entendu parler de cet ouvrage, je me suis demandé s'il ne s'agissait pas d'une version masculine de ce qui reste pour moi la référence en matière de témoignage littéraire sur le drame du divorce : "La première épouse" de Françoise Chandernagor.
En fait, à part le thème, rien de comparable entre les deux ouvrages. L'un était une analyse détaillée, méthodique, implacable et à la limite de l'exhibitionnisme. L'autre se présente sous la forme de courts chapitres impressionnistes et nostalgiques comme autant de fragiles tranches de vie étrangement désincarnées.
Il y est question, pêle-mêle, du débarquement en Normandie, de la guerre du golfe, d'Haïti, des atrocités des Khmers rouges, mais aussi d'André Malraux, des films de Claude Sautet, des chansons du groupe Téléphone, de Michel Delpech, de Michel Sardou ou d'Alain Souchon.
Des causes et de l'enchaîne-ment des évènements intimes nous ne saurons presque rien sauf une déchirante et poignante douleur : « J'étais comme un canard à qui on a coupé la tête et qui court dans tous les sens. »
« D'un seul coup, il faut affronter la barre en ciment du réel.
Une vie que je laisse désormais se faire ronger car je sais que l'essentiel est perdu.
Le mot projet qui sort du vocabulaire et le cerveau qui fonctionne à vide.
En être réduit à écouter en chialant "Mon fils, ma bataille" (Daniel Balavoine).
Désormais, j'ai l'impression d'appartenir au parti de la mort, de ne plus être sur le damier de la vie.
Faire ainsi l'expérience d'un évènement d'une violence inouïe impossible à digérer et d'une trahison comparable à celle subie par Jean Moulin. »
Ce qui m'a sans doute le plus touché, par simple identification, c'est la paternité blessée mais qui oblige à se relever malgré le sentiment d'avoir contribué à fracasser l'enfance de ses propres enfants :
« Je ne suis plus un mari, un amant, un homme libre mais juste un père qui sans la mère est un homme mutilé, obligé de devenir un mutant, père et mère à la fois.
C'est un miracle que je tienne encore debout, vacillant sur mon socle de père.
Le chagrin d'un enfant suffit à nous dévaster. Une larme suffit à nous révolter.
Avec les enfants, nous avons entamé ensemble le chemin du calvaire mais ils ne le savaient pas.
Il fallait relever la pierre tombale qui m'écrasait. Cette suspension du temps contre la mort, c'était bien mes enfants qui me la procuraient.
Le désarroi des pères qui font les courses, travaillés par la peur du manque, la peur que ses enfants manquent. Le désarroi des pères tombés au champs de la désunion. Le désarroi des enfants qui s'habituent à tout compartimenter, tout séparer, tout dédoubler, traumatisés par d'inextricables conflits de loyauté.
L'or de l'amour a été transformé en haine de plomb. Pour l'honneur du mari sali et du père bafoué, je me dois de tenir. »
Ici ou là, par petites touches, transparait l'ébauche d'une analyse sociologique et d'une remise en cause post soixante-huitarde de la société de consommation ("grandes surfaces et petites vies") n'hésitant pas à comparer la recomposition des familles et le recyclage, plus ou moins sélectif, des déchets ménagers :
« La guerre des sexes avait déversé du napalm sur le "flower power" dont nous étions les enfants.
L'amour est devenu anarchiste et ne doit plus être encadré par le Code civil. S'opposer à un divorce est forcément un crime de ringardise. On a oublié que l'infidélité est un meurtre et une négation du sacré. Et les familles explosent comme des "kamikazes".
On a tellement tiré chacun de son côté que voilà c'est fini.
Nous passons notre existence à beaucoup saccager et à bien peu construire.
La destruction du passé est le plus sûr voyage vers la folie. La barbarie c'est l'absence de mémoire.
Le monument des torts qui remplace le monument aux morts. »
Au sujet de l'Iphone : « Un détournement du face à face dans le couple et la fin de la conversation amoureuse.
Rien ne m'est plus étranger que la résilience, ce pansement pour urbains dépressifs et dépossédés d'eux-mêmes.
Comment combler le vide quand tout est plein ? Tout est faux, tout est mensonge, tout est maquillage jusqu'à en hurler.
La judiciarisation de nos vies peut sembler un progrès contre la violence et les conflits. Au nom de la République française, ce n'est rien d'autre qu'une nouvelle forme de torture.
Face à la misère du monde, nous avons l'air de quoi nous les occidentaux, les fesses dans le confort, à nous déchirer au nom de nos petits bonheurs privés ? »
Par contraste, on apprécie l'éloge de l'alliance indissoluble, du terme sacré d'épouse, des déjeuners familiaux, de l'incroyable harmonie du monde de Petit Ours Brun...
« Il n'y a pas d'alliance sans le roman de deux enfances qui finissent par se fondre dans le même or.
Le bonheur profond, ample et souple d'une famille qui se déploie comme une voile. Le mariage est l'issue que les hommes ont trouvée pour échapper à la tragédie. »
Un peu de lucidité et un soupçon de spiritualité peuvent nous laisser espérer que les trois fils trouveront le chemin d'Espérance qui échappe encore à un père inquiet et tourmenté :
« Seule la musique sacrée m'apaise tel un anti-inflammatoire et parvient à me sortir du trou noir.
Le réel, on ne le connaît que dans la douleur, ce hurlement intérieur. On ne devrait jamais oublier la douleur. Il faut lui rester fidèle. Elle relève du sacré ! »
Pierre-Yves (Courbevoie) - Ile-de-France-Poissy
« Un divorce, c'est sept deuils en même temps. Deuil d'un amour, deuil de la confiance, deuil de l'amour propre, deuil d'une vie de famille, deuil des enfants, deuil du présent, deuil de l'avenir. »
Dans son dernier livre, l’écrivain, journaliste et éditeur Olivier Frébourg parcourt les paysages de sa vie, de la Martinique de son enfance aux maisons de famille en Normandie, des paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique que commandait son père aux temples cambodgiens qu’il voulut découvrir sur les traces de Malraux quand il avait vingt ans, des restaurants enfumés des films de Sautet aux centres commerciaux sinistres des nouvelles périphéries de la province.
Mais ce qu’il explore avant tout, c’est la ligne de faille de la séparation sismique qui est venue tout briser, lorsque sa femme l’a quitté et qu’il est entré dans sa « solitude de père défait », dans ce rythme déchirant de la garde alternée de ses trois enfants. C’est l’incompréhension de ces guerres modernes : « Comment se fait-il qu’un foyer devienne soudain un champ de bataille ? Quelle folie s’empare des êtres pour tourner le dos à la douceur ? »
Et, comme il y a des musiques de films, il illustre son livre en bande son d’une histoire de la chanson française, ou plutôt d’une histoire de la débandade conjugale à travers tant de chansons familières du répertoire. Ses pages sont le récit d’une vie singulière et banale à la fois – qu’y a-t-il de plus singulier et banal à la fois que l’histoire d’un divorce, aujourd’hui ? – sur fond d’une France qui s’effondre sans s’en rendre compte, qui perd toutes ses racines et tous ses repères en l’espace d’une génération égoïste et stérile.
Mais ce qui fait sans doute la particularité de ce livre et de son récit, et qui est tout entier dans son titre, c’est l’obsession de l’auteur pour la violence faite aux enfants. « La souffrance de nos enfants était notre crucifixion. » Il était temps que cette phrase soit enfin posée dans la littérature contemporaine… Les romanciers d’aujourd’hui nous abreuvent si souvent de leur narcissisme nombriliste, si étrangement étrangers à la beauté tout en force et en fragilité à la fois de la famille, peut-être grisés sans le comprendre par le principe gidien du « Famille, je vous hais » ? Il est si rare de parler de la famille comme de ce dernier lieu où l’homme peut habiter. Et c’est ce que dit si bien Frébourg, en négatif des Kodachrome ensoleillés qui dorment dans des boîtes de souvenirs : « la fin d’une histoire d’amour n’est rien par rapport à l’éclatement d’une famille. »
On sent bien que ce n’est pas par plaisir qu’il se livre à cette autopsie douloureuse, mais qu’il s’agit pour lui d’une nécessité, presque une question de survie, et il le fait avec autant de délicatesse que de précision. En fermant son livre, on se prend à penser que loin de détruire tout sur son passage comme un tsunami, la séparation a fait naître une force nouvelle. Si l’auteur ne le dit pas, et ne semble pas le réaliser, c’est pourtant ce qui saute aux yeux : l’amour n’est jamais perdu et dans la tendresse sans limite qu’il a voulu manifester à ses fils, jusqu’à écrire ces pages, comme une demande de pardon, on peut trouver plus d’amour que dans bien des paternités heureuses.
Emmanuel (Paris) - Ile-de-France-Poissy
PS : Dans les toutes dernières pages, Frébourg cite une phrase de l’écrivain anglais Martin Amis : « Cesser d’être marié, c’est faire l’expérience d’un événement d’une violence inouïe, d’un phénomène difficile sinon impossible à digérer. » Ce constat sonne tout particulièrement juste pour nous, parce que nous l’avons vécu dans notre chair, mais il peut aussi ouvrir une porte de questionnement sur ce chemin que nous suivons, puisque nous avons l’audace de penser que nous ne cesserons jamais d’être mariés.